UN PROJET D’OBSERVATOIRE POUR L’EIP

Document de réflexion proposé par Jean Hénaire

I. Ce qu’est l’EIP

Fondée en 1967 à Genève, l’EIP est une organisation internationale non gouvernementale qui contribue depuis plus de trente ans à l’éducation aux droits de l’homme et à la paix dans le monde. l’EIP est dotée d’un statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations Unies (ECOSOC), de l’Organisation internationale du travail (OIT), de l’UNESCO, du Conseil de l’Europe et de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples.

Oeuvrant sur tous les continents, l’EIP compte une quarantaine d’antennes nationales. Le réseau de l'EIP est majoritairement composé de pédagogues, de formateurs en éducation populaire et de chercheurs en sciences de l’éducation, en sciences sociales, juridiques et humaines; on y compte aussi des responsables d’établissements scolaires, des fonctionnaires de l’éducation, des militants d’autres ONG, des artistes et des étudiants. Son Centre international de formation à l’éducation aux droits de l’homme et à la paix (CIFEDHOP) offre des sessions de formation aux échelles internationale, régionale et nationale. Les approches pédagogiques et didactiques de l’EIP favorisent l'apprentissage coopératif, la co-construction des savoirs et l’analyse critique. Ses nombreuses activités et publications constituent des ressources importantes pour le monde de l’éducation.

Née d’une volonté de faire de l’École un lieu d’apprentissage de la paix, l’EIP s’est employée depuis ses débuts à faire reculer les frontières de l’exclusion, à promouvoir le droit à l’éducation et à utiliser le crayon et à rejeter le fusil pour assurer la coexistence pacifique et construire une citoyenneté démocratique.

II - Un projet d’observatoire

En 1999, l’EIP a envisagé la création d’ un observatoire pour suivre l’évolution de l’éducation aux droits de l’homme et à la paix dans le monde par des analyses de situations et des recherches afin de promouvoir cette éducation et d’en assurer à terme l’intégration dans les contenus et les pratiques de l’enseignement. À la même époque, le Conseil du Bureau international d’éducation, lors de sa quarante-cinquième session, déposait une esquisse de projet relatif à la préparation d’une plate-forme d’échange d’information sur le contenu de l’éducation (UNESCO/BIE\C.XLV/Inf.5. Genève, le 30 décembre 1998). Ce projet voulait s’inscrire dans "l’une des activités de fond du BIE, dans son nouveau rôle de centre international de contenu de l’éducation et qui relierait entre eux les usagers potentiels de l’information éducationnelle dans le monde, à travers l’utilisation des réseaux informatiques dans la collaboration à la recherche, l’échange d’information, le partage des ressources et la communication." Pendant la première phase de développement de la plate-forme, il était prévu que "la priorité serait donnée aux thèmes prévus dans le programme-cadre du BIE : l’éducation civique, l’éducation aux droits humains, les langues et les cultures, l’histoire et la géographie, et les sujets environnementaux."

Des rencontres exploratoires entre l’EIP et le BIE eurent lieu dans le but d’échanger de l’information sur ces deux projets respectifs. Compte tenu de l’intérêt manifesté à ce moment-là par les deux organisations à l’égard de ces projets, il fut convenu d’établir les bases d’une collaboration. Celle-ci se concrétisa par la suite par un Accord-cadre signé en avril 2000. Celui-ci prévoit de faire mieux connaître aux décideurs, aux chercheurs, aux spécialistes du développement des programmes d’études et aux enseignants les politiques et pratiques éducatives relatives à l’éducation aux droits de l’homme, à la paix et à la citoyenneté démocratique, et contribuer à la prise de décisions, à l’orientation de la recherche et à l’apprentissage de vivre ensemble.

Afin de préciser le cadre des travaux à entreprendre, un séminaire conjoint d’experts fut tenu en octobre 2000. Cette rencontre permit au BIE et à l’EIP de faire part de leurs représentations de la notion d’observatoire, des travaux qui pourraient s’y greffer et voir comment une organisation internationale non gouvernementale et une organisation internationale gouvernementale pouvaient conjuguer leurs efforts pour mener à bien l’entreprise.

Pour l’EIP, le projet d’observatoire demande que des outils d’observation de la réalité, d’analyse conceptuelle et d’interprétation soient construits. C’est une des raisons pour lesquelles les résultats attendus doivent plutôt s’inscrire dans une perspective à moyen et à long terme plutôt qu’à court terme. Par ailleurs, certaines obligations ou contraintes peuvent nécessiter des réponses ponctuelles qui, sans se présenter comme parfaitement étayées, peuvent néanmoins susciter la réflexion et les échanges. C’est le cas du présent document. Il s’agit d’un guide d’orientation qui présente des repères contextuels, conceptuels et terminologiques qui serviront de cadre pour les travaux ultérieurs que l’EIP est appelée à conduire au sein de l’observatoire.

III. Une posture à développer

Après plus de trente ans d’expérience de terrain et d’analyse des enjeux éducatifs, l’EIP a tiré des leçons au plan de la portée et des effets de son militantisme – de son engagement social – et des instruments dont elle dispose pour comprendre les diverses réalités auxquelles elle a été confrontée à ce jour. Concrètement, elle s’est employée au fil du temps à comparer pratiques et discours de manière à retenir comme principe premier de son action et de son analyse réflexive la capacité de poser des problèmes. C’est une posture qui se veut critique, une pédagogie qui interpelle la spontanéité de décisions fondées sur de simples accords verbaux de définitions d’action n’ayant pas subi l’épreuve du débat.

Des difficultés d’interprétation peuvent apparaître à partir du moment où les hypothèses construites tiennent lieu, de manière exclusive, de grille de lecture de la réalité, de voies d’intervention sur le terrain. Il faut accepter, au plan scientifique, que l’objectivité est possiblement un point d’arrivée et non une vérité de départ et que sur le terrain de l’action éducative, les fondements épistémologiques et les théories de l’apprentissage doivent être objet de discussion, d’évaluation, voire de remise en question, à la lumière de leurs effets réels sur les pratiques de l’enseignement. L’histoire contemporaine des idées sur l’éducation nous enseigne d’ailleurs à cet égard combien certaines théories en vogue à telle période ont cédé le pas à d’autres, qui annonçaient un progrès dans l’art et la science d’enseigner. Aujourd’hui, par exemple, on ne parle plus guère de la théorie béhavioriste sinon pour en dénoncer l’effet de conditionnement sur les attitudes, comportements et apprentissages. On évoquera plutôt, la valeur heuristique de l’épistémologie socio-constructivistes et la pertinence des théories de la cognition appliquées à la formation. Quels que soient les choix épistémologies et théoriques, aucun d’eux n’est exempt de subjectivité et pour en apprécier la valeur, il convient d’en observer les effets dans les multiples contextes – culturels, socio-économiques – dans lesquels ils opèrent.

Pour l’EIP, le socio-constructivisme est une hypothèse de travail ; au plan théorique, il pose que l’apprentissage est un processus dynamique et permanent de construction et d’organisation des connaissances. Dans ce sens, le réel n’est pas arrêté une fois pour toute ; il ne se présente pas comme une vérité extérieure au sujet, c’est-à-dire indépendante des perceptions que celui-ci peut en avoir. Ces perceptions seraient déterminées par le jeu des interactions sociales dans lequel s’inscrit l’élève ainsi que par le rôle décisif d’accompagnateur exercé par le monde adulte, d’où le terme de socio-constructivisme. Les dispositifs didactiques et pédagogiques qui découlent de cette approche visent le développement de la capacité du sujet d’acquérir des compétences de plus en plus complexes, celles-ci se traduisant par l’aptitude à intégrer diverses dimensions d’un objet de connaissance et à faire preuve d’esprit critique. La réforme genevoise de l’enseignement, par exemple, fonde ses nouvelles orientations sur le socio-constructivisme : dans un document récent (1), il est dit que "l’école genevoise se situe plus volontiers dans une conception socio-constructiviste de l’apprentissage". Dans le cadre de travaux relatifs à la didactique des mathématiques, la Commission romande des moyens d’enseignement souligne que "les théories actuelles s’appuient sur deux concepts importants : le constructivisme et l’interactionnisme" (2). Pour les degrés 7 à 9, un texte de référence soutient que l’apprentissage est un processus qui se fonde sur l’expérience de l’élève et se déploie de manière non linéaire par un enchaînement progressif de constructions et de réaménagements permanent des savoirs (3). Pour sa part, le Groupe de pilotage de la rénovation (4) rappelle que "L’apprentissage est une construction active de l’élève qui suppose un changement, une tension, parfois des ruptures " et qu’"Apprendre signifie s’approprier des savoirs, maîtriser des activités, développer des compétences."

Au plan des pratiques, le socio-constructivisme paraît avoir inspiré bon nombre de démarches éducatives (5) dans des domaines variés, notamment aux plans de l’enseignement coopératif, de la pédagogie par projet, de la didactique et de l’évaluation des apprentissages. Il semble aussi qu’il ait, entre autres, contribué ° à améliorer la performance des enfants en difficulté d’apprentissage, ° à centrer l’éducation scientifique sur la résolution de problèmes, ° à induire la prise en compte des représentations dans la formation des enseignants, ° à développer des approches interdisciplinaires dans l’enseignement.

Le socio-constructivisme ne peut cependant être tenu pour unique matrice conceptuelle dans le cadre des travaux que conduira l’EIP. Les définitions d’un "bon enseignant", d’un "bon chercheur", d’une "bonne pratique" ne sont pas réductibles à une seule et unique posture intellectuelle. Toute réflexion se nourrit d’expériences et celles-ci s’acquièrent dans l’action, sous une forme ou sous une autre. L’action s’inscrit sur un terrain mouvant parsemé d’effets de conjoncture – sociaux, psychologiques, politiques, économiques, idéologiques – dont les causes explicatives ne peuvent être intégralement explicitées à l’aide d’un cadre théorique parfaitement défini. On ne peut pas savoir a priori si ces effets de conjoncture sont des indices d’expression d’un système en construction ou de simples épiphénomènes. Des faits imprévus soumis à l’observation et à l’analyse peuvent dans bien des cas induire des changements dans l’ordre de la théorie. En outre, l’enseignant ne peut faire l’économie des jugements portés par l’environnement sur le degré de réussite des élèves ; ces jugements, comme on l’a écrit, sont normatifs et font appel à des valeurs et des croyances, "irréductibles à une position épistémologique ou à une psychologie de l’apprentissage." (6)


IV. Points de repère

4.1 - Les réformes de l’éducation: vers un discours dominant ?

Fait devenu courant, du moins dans les pays riches : les États procèdent périodiquement à la réforme de leurs systèmes d'éducation. Maintenant que dans ces pays, l'accès à tous à l'enseignement est assuré et ce, depuis un bon nombre d'années déjà, voilà que les gouvernements concernés se tournent vers un "nouvel idéal", soit celui de la hausse espérée des performances scolaires des élèves par l’amélioration de la qualité et de l'"efficacité" de l'enseignement. Le maître mot étant celui de l’obligation de résultats.

Les réformes de l’éducation se révèlent très ressemblantes dans leur économie générale. Leurs objectifs sont déterminés à l'aide d'une grille de lecture transnationale singulièrement homogène. Des variantes apparaissent, certes, et qui tiennent d'un certain nombre de caractéristiques particulières comme, par exemple, la stabilité politique et la "santé" économique d'un État ou d'un continent par rapport à un autre. Mais ces "singularités" servent surtout à spéculer sur le temps de rattrapage qui sera nécessaire pour tel ou tel État de s'inscrire activement dans un processus de changement dont les orientations sont prescrites à un niveau qui les dépasse. La représentation qu'ont l'OCDE et la Banque mondiale des politiques de l’éducation transcende largement les particularismes nationaux et exprime une tendance vers le discours unique. Celui-ci propose un mode d'emploi d'un tracé d’apprentissage qui semble déterminé à l'avance. À l'instar du "nouvel ordre économique planétarisé", ces nouvelles politiques pourraient bien laisser présager, à leur manière, l'avènement d'un "nouvel ordre éducatif mondial".

Un scénario fortement médiatisé prépare l'opinion publique à accepter l'application des récentes politiques de l’éducation inspirées du pragmatisme ambiant: volonté d’adapter la formation aux impératifs du marché, de consolider les processus de rationalisation des dépenses publiques en éducation, de lutter contre les taux d'échecs scolaires élevés qui font grimper les coûts des mesures de réinsertion, de combler les insuffisances du bassin de compétences scientifiques et technologiques en vue répondre à la demande de l'industrie, de remettre en question les contenus de la formation des maîtres qui seraient plus ou moins bien adaptés aux nouvelles attentes.

Ce même discours propose par ailleurs de concilier la notion de rentabilité annoncée des réformes éducatives et la promotion de valeurs démocratiques: affirmation du principe de l'égalité des chances, respect et promotion de la diversité culturelle, adaptation des cycles de formation aux aptitudes et aux capacités des élèves, valorisation de l'éducation à la citoyenneté et au sens des responsabilités sociales, promotion de la participation des parents et des citoyens aux orientations de l'école, développement de compétences éthiques dans l'enseignement des technologies, pour ne nommer que celles-là.

Ces injonctions annoncent-elles une société plus juste? Ces réformes parviendront-elles à concilier les valeurs démocratiques qu'elles prétendent promouvoir à certains objectifs poursuivis qui riment avec concurrence entre les établissements d’enseignement, "efficacité" des investissements publics et participation accrue du secteur privé dans la formation. La place qu'y tiennent les droits de l'homme constitue-t-elle un enjeu majeur? Quels sont les effets envisageables de ces réformes sur la démocratisation de l'éducation de même que sur la réduction des inégalités socioéconomiques et culturelles ? Les réponses à ces questions ne sont pas simples. Il s'agit d'abord et avant tout d'essayer d'en comprendre le sens, d'en prendre la mesure et d’en analyser les effets observables.

3.2 - La situation du droit à l’éducation dans le monde

L’application pleine et entière du droit à l’éducation est une condition préalable pour que l’éducation aux droits de l’homme, à la paix et à la citoyenneté démocratique puisse se réaliser. Comme on le sait, cette condition n’est remplie que partiellement puisqu’elle ne s’applique dans les faits qu’à un nombre restreint de pays - encore que là des nuances doivent être apportées. En fait, dans son extension la plus large, ce qui inclut, notamment, la prise en compte des taux d’abandon prématuré des études ainsi que l’impact significatif de la condition sociale sur la réussite scolaire, on peut dire que ce droit n’est à ce jour intégralement appliqué nulle part dans le monde. À partir de ce constat, il est impératif aux yeux de l’EIP d’inscrire les travaux de l’Observatoire dans un registre qui tienne compte de cette problématique.

La notion de droit à l’éducation en tant que droit international des droits de l’homme (7) apparaît pour la première fois, en 1948, à l’article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre de la même année (8). Ce droit est réaffirmé, en 1960, dans la Convention concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l'enseignement et, en 1966, dans la Recommandation concernant la condition du personnel enseignant.

C’est 18 ans après l’adoption de la DUDH que le contenu du droit à l’éducation est exposé en détail dans l’article 13 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (9) adopté et ouvert à la signature, à la ratification et à l'adhésion par l'Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 2200 A (XXI) du 16 décembre 1966.

Dix autres années s’écouleront avant que ce Pacte n’entre en vigueur, le 3 janvier 1976, conformément aux dispositions de l'article 27 qui stipule, notamment, que "ledit Pacte entrera en vigueur trois mois après la date du dépôt par cet Etat de son instrument de ratification ou d'adhésion."

L’article 26 de la DUDH et l’article 13 du Pacte affirment le droit à l’éducation pour toute personne indépendamment de son âge. La Convention relative aux droits de l’enfant, entrée en vigueur le 2 septembre 1990, stipule, en son article 28, que les États parties reconnaissent le droit spécifique de l’enfant à l’éducation (10).

Porteuse d’espoirs, la Conférence de Jomtien (1990) traduisait la volonté d’une éducation pour tous en l’an 2000. Cet engagement n’a pas été tenu. L’échéance a été reportée à 2015 (11) .Pourra-t-on réunir toutes les conditions favorables pour que ce vœu ambitieux se réalise ? Une compréhension de ce droit de l’homme ainsi que des difficultés qui empêchent sa mise en œuvre pleine et entière à l’échelle mondiale peut aider à prendre la mesure des efforts qu’il reste à consentir et des obstacles qui y font échec.

Le droit à l’éducation pour tous demeure encore aujourd’hui davantage une aspiration qu’une réalité. De nombreuses démarches ont cependant été entreprises afin de réduire le fossé entre ceux qui bénéficient de l’éducation et ceux qui en sont privés. Il en a résulté d’heureuses initiatives qui ont permis à des enfants d’avoir accès à l’éducation et les publications de l’Unicef constituent un bon témoignage des efforts consentis à ce jour dans ce domaine. Mais cette note d’espoir ne dispose pas du fait que l’éducation demeure à ce jour une des parentes pauvres des droits de l’homme et cela, en dépit des affirmations répétées selon lesquelles l’éducation est un bien collectif qui doit être accessible à tous (12).

Plusieurs causes peuvent expliquer la situation problématique du droit à l’éducation dans le monde actuel, qu’il s’agisse des conflits armés, du sous-développement, de la précarité des conditions sanitaires, de la malnutrition, etc. Ces causes sont complexes et interagissent les uns avec les autres dans des contextes sociaux, politiques, économiques au demeurant fort différents à l’échelle planétaire. Ajoutons surtout que ces causes sont non seulement connues, mais que des solutions aux problèmes qu’elles entraînent le sont également. À cet égard, l’Unicef écrivait récemment que des expériences récentes montrent pourtant que des ressources peuvent être dégagées avec célérité si le besoin semble assez urgent. Et ce n’est pas sans ironie que le Fonds des Nations Unies pour l’enfance rappelait que lorsque l'économie s'est effondrée en Indonésie, en République de Corée et en Thaïlande en 1997-1998, le G7 a réussi en quelques mois seulement à mobiliser plus de 100 milliards de dollars pour porter secours aux "tigres" financiers de l'Asie. Et l’Unicef de conclure : "Imaginez ce que de telles ressources feraient pour l'éducation." (13) Par ailleurs, les travaux amorcés au sein du Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels paraissent témoigner d’efforts prometteurs parce qu’ils indiquent une volonté de dépasser les constats d’impuissance, de documenter davantage la problématique de droit à l’éducation et de raffermir les mécanismes de surveillance de l’application de ce même droit. Cela ne peut que contribuer à son renforcement.

Il faut, d’autre part, inscrire le droit à l’éducation dans un contexte mondial où la privatisation de l’éducation est à l’ordre du jour. Des formations à distance sur l’Internet proposées par des entreprises privées ne sont accessibles qu’à ceux qui ont les moyens de se les offrir. Si, de plus en plus, ces formations accentuaient le décalage entre ceux qui disposent des moyens technologiques et ceux qui en sont privés, nous en arriverions à reproduire autrement les inégalités qui empêchent aujourd’hui l’accès de tous à l’éducation. Dans cette perspective, il n’y a pas lieu d’être très optimiste pour l’instant face à l’impact positif que le marché pourrait avoir sur la réalisation du droit à l’éducation. Le renforcement de la participation démocratique à tous les échelons de la vie en société demeure de loin la meilleure condition pour vaincre l’ignorance que la marchandisation du savoir. Peut-on observer des tendances qui vont dans ce sens ?

- 4.3 La construction de lien social

En toile de fond du mouvement réformiste en éducation se dégage la volonté de faire de l'école un lieu privilégié d’adaptation au changement et de développement humain. La Commission internationale sur l'éducation pour le vingt-et-unième siècle, présidée par Jacques Delors (Unesco, 1996, p. 10), considère ainsi les politiques de l'éducation "comme un processus permanent d'enrichissement des connaissances, des savoir-faire, mais aussi, et peut-être surtout, comme une construction privilégiée de la personne et des relations entre les individus, entre les groupes, entre les nations" . Ce double appel à l'adaptation aux changements à l'échelle mondiale -aux répercussions locales et nationales- et à l'apprentissage du vivre ensemble a pour effet de conférer à l'éducation une fonction sociale accrue qui se reflète, notamment, par l'importance attribuée à la préparation des jeunes à l'exercice de la citoyenneté. Ce choix ne tient pas du hasard. Il tire sa raison d'être d'une analyse de contexte; il a ses fondements et ses problématiques, ses légitimations et ses objectifs.

La citoyenneté démocratique est l’expression d’un lien social auquel les individus participent et consentent librement. L'établissement et le renforcement de ce lien suppose que les membres du corps social consentent à partager un certain nombre de valeurs à être discutées et privilégiées dans un espace public commun. Ces valeurs ne sont pas neutres; elles sont, entre autres, le produit de représentations diverses de la justice et du bien commun, des droits individuels et des responsabilités collectives, du rôle des institutions politiques dans une société démocratique; elles fondent en quelque sorte l'identité collective, l'espace réel et symbolique au sein duquel se construit le rapport à l'Autre; elles témoignent de repères sur lesquels se fondent la recherche du consentement mutuel et la décision partagée de vivre ensemble. Or, dans les sociétés en mutation, c'est précisément la question des repères et des valeurs qui se trouve mise en procès. Ce que l'on appelle la "crise de la modernité" entraîne justement la nécessité de procéder à un examen critique de ces repères dont l'effritement -voire la perte annoncée- soumet la cohésion sociale à de nouvelles quêtes de sens.

En l'espace d'environ un demi-siècle, les sociétés occidentales ont connu des changements considérables qui ont modifié significativement la dynamique de la vie de la cité. Les systèmes de valeurs et les idéologies se sont entrechoqués souvent avec violence; la montée de l'individualisme et l'élargissement de la sphère de la vie privée obligent à repenser le domaine de la vie publique; les politiques économiques et le développement scientifique et technologique ont provoqué des modifications substantielles aux modes d'organisation du travail; les mouvements de population et la poussée de l'immigration vers le Nord ont accentué le caractère mouvant de la notion d'identité culturelle et continuent de susciter parfois de vives réactions; l'expansion, à l'échelle planétaire, des économies transnationales a réduit le pouvoir d'influence des États sur le développement démocratique de leurs propres orientations internes en matière de développement économique et social.

Tous ces changements ont remis en cause l'assurance de pouvoir transmettre, de génération en génération, des repères stables, éprouvés dans leur bien-fondé par la génération antérieure et perçus comme gage de stabilité et de pérennité de la vie sociale dans son ensemble. Aujourd'hui, la famille, la société, l'État et les autres corps institués se voient placés devant l'obligation de gérer le changement dans la relative incertitude du lendemain.

Il n'est pas du tout surprenant que, dans ce contexte, une réflexion sur le présent et le devenir de la citoyenneté ait fait surface. Parce qu'en fait, tous ces changements continuent de s'accompagner d'inquiétudes et de remises en question cependant qu'ils sont susceptibles d'affaiblir le lien social. L'exercice de la citoyenneté démocratique suppose que les citoyens sont égaux en droits, qu'ils ont la capacité et la responsabilité de participer aux décisions dans le champ du politique comme dans celui du social, qu'ils participent à la vitalité des institutions politiques. Or, certaines réalités de notre monde contemporain paraissent faire obstacle à ces conditions d'exercice de la citoyenneté. Le principe de l'égalité en droits se voit confrontée à la réalité de formes bien tangibles d'exclusion que sont, notamment, le chômage et les licenciements, l'intolérance et la xénophobie, l'échec et l'abandon scolaires. La participation du citoyen à la chose publique est souvent entravée par sa propre ignorance de ses droits, voire de son indifférence face à la gestion des affaires de la collectivité. Il en est de même aussi pour le développement et le renforcement des institutions politiques auxquelles certains d'identifient peu ou pas du tout, par indifférence ou par manque de connaissances à leur sujet.

Le monde de l'éducation n'est pas étranger au débat, bien au contraire. La préparation à la vie active se trouve au centre des nouvelles politiques éducatives. Celles-ci témoignent de l'importance de concilier les objectifs et les contenus de l'éducation à la promotion de la citoyenneté. Qu’en est-il dans les faits ?

V. Expressions et termes structurants

Les références qui ont servi à constituer le présent corpus proviennent principalement des écrits du réseau d’experts de l’EIP et du système des Nations Unies, particulièrement le BIE. Il faut voir cette première ébauche comme une grille de lecture pouvant conduire à l’élaboration d’outils conceptuels nécessaires au développement des travaux que l’EIP est appelée à réaliser. Dans un premier temps, nous nous sommes limités à des termes et à des expressions contenus dans l’Accord cadre, à savoir : Apprendre à vivre ensemble, Curriculum, Éducation à la citoyenneté démocratique, Éducation à la paix, Éducation aux droits de l’homme, Formation des maîtres, Indicateurs, Innovation, Politiques éducatives.

- 5.1 Apprendre à vivre ensemble

Il ne suffit plus d’apprendre à bien lire, bien écrire et bien compter ; l’apprenant doit aussi apprendre à être, à faire, à apprendre, et à vivre ensemble – tels furent les propos tenus il y a déjà près de cinq ans par la Commission Delors sur l’éducation pour le XXIème siècle (14).

Comme l’écrit Françoise Lorcerie, apprendre à "vivre ensemble", c’est apprendre à entrer dans des pratiques de coopération avec autrui, et à développer des sentiments de sympathie à son égard, - tout autrui avec qui nous partageons notre présent. C’est aussi apprendre, mentionne-t-elle, à s’engager à ses côtés. L’école, certes, n’est pas la seule institution à devoir transmettre ces apprentissages. Mais, dans nos sociétés modernes, ajoute l’auteure, il est vrai qu’elle a en propre le mandat de les assurer. Car l’école est tenue pour la matrice de la société civile et politique, elle est chargée d’assurer à la fois la continuité de la société et son renouveau, nous dit Lorcerie (15).

C'est particulièrement "la finalité de socialisation" de l’école et celle de la "préparation à l'exercice des rôles sociaux" qui invitent à une réflexion plus élaborée sur les valeurs à privilégier dans le système scolaire.

Le Bureau international d’éducation, lors de la Conférence marquant sa 44ème Session internationale tenue à Genève, en octobre 1994, a adopté une Déclaration et soumis un projet de Cadre d'action qui concernent le domaine des valeurs. L'article 2.4 de cette Déclaration vise à "accorder une attention particulière à l'amélioration des programmes d'enseignement, des contenus des manuels scolaires et des autres instruments didactiques, y compris les nouvelles technologies, en vue de former un citoyen solidaire et responsable qui présente une ouverture sur les autres cultures, capable d'apprécier la valeur de la liberté, respectueux de la dignité humaine et des différences, et capable de prévenir les conflits et de les résoudre par des voies non violentes;". Le paragraphe 8 du Cadre d'action souligne que "L'éducation doit développer la capacité de reconnaître et d'accepter les valeurs qui existent dans la diversité des individus, des sexes, des peuples, des cultures et de développer la capacité de communiquer, de partager et de coopérer avec "l'autre"".

- 5.2 Curriculum

Dans la francophonie, ce mot a été longtemps synonyme de "programmes scolaires". Par ailleurs, une autre acception du terme, inspirée de la littérature pédagogique anglo-américaine, est aujourd’hui fréquemment utilisée. Ainsi, le curriculum peut être entendu comme l’ensemble structuré des expériences d’enseignement et d’apprentissage, ce qui inclut les programmes d’études, mais également les textes prescriptifs tels que les directives, le régime pédagogique, les matériels pédagogiques, les tests et examens, les épreuves de fin de cycle, les moyens d’évaluation formative et sommative, la réglementation scolaire.

Dans le domaine de l’éducation à la paix, "Les écoles peuvent aussi décider de revoir leurs programmes actuels et de recenser les matières où les thèmes et les éléments de l’éducation pour la paix figurent déjà. En imprimant une optique différente à un plan de cours, l’enseignant peut aider les élèves à identifier ces thèmes et à en apprendre davantage par la discussion et la recherche. L’élève peut alors mener à bonne fin ces expériences d’apprentissage et mieux apprécier la nécessité d’un comportement pacifique dans la vie quotidienne en société (16)

Par ailleurs la notion de curriculum couvre un champ plus large que les aspects formels de l’enseignement. Pour exprimer d’autres réalités dans lesquelles s’inscrit l’apprenant, on a recours aux notions de curriculum informel et de curriculum caché.

Les activités éducatives et les contenus d’enseignement non prescrits et non prévus dans le cursus scolaire de base appartiennent au curriculum informel. À titre d’exemple, Les activités extracurriculaires ou parascolaires peuvent mettre en lumière les thèmes et les composantes d’un programme d’éducation pour la paix comme, par exemple, la participation des élèves et des enseignants à des activités des Nations Unies ou leur adhésion à des organisations militantes sur le terrain (par ex. des ONG). Les conseils des délégués de classe, les programmes consultatifs peuvent aussi fournir l’occasion dans la vie parascolaire de promouvoir les principes de la coexistence pacifique (BIE, supra).

Selon le Conseil de l’Europe, le terme de "curriculum caché" désigne l’ensemble des situations quotidiennes, naturelles et spontanées qui surviennent dans la vie de l’école. Elles ne sont pas organisées ou provoquées par les enseignants, mais englobent tous les évènements ordinaires qui ont lieu en milieu scolaire : situations de communication et de collaboration, lutte pour le pouvoir, défi à l’autorité, conflits, négociations, amitiés, situations d’injustice et de discrimination. Le curriculum caché comprend ainsi: l’apprentissage non académique (attitudes, valeurs, normes, identités, dispositions ou messages implicites de l’environnement social scolaire) ; l’apprentissage implicite soutenu par l’environnement scolaire existentiel (contrairement au curriculum manifeste ou voulu, qui provient de l’environnement scolaire cognitif) ; la culture organisationnelle ou les arrangements interpersonnels dans lesquels s’effectue la scolarisation : relations sociales, modèles comportementaux dominants, symboles, types de comportements personnels, façons de se présenter, image de soi, identification culturelle ; l’influence éducative inconsciente, imprévue et non intentionnelle, par opposition à l’influence écrite, prévue et délibérée exercée à l’intérieur du curriculum manifeste (17) .

Tant les curricula formel, informel que caché proposent des valeurs – explicites ou implicites – qui ont une incidence sur la construction de la vie démocratique et le respect des droits de l’homme. À cet égard, il convient de voir, par exemple, si des manuels scolaires contiennent des stéréotypes sexistes ou s’ils promeuvent l’égalité entre les hommes et les femmes. Le projet éducatif de l’école encourage-t-il l’apprentissage du "vivre-ensemble" ? Les attitudes d’éducateurs sont-elles ou non discriminatoires vis-à-vis des élèves appartenant à des minorités ethniques, linguistiques ou religieuses ?

- 5.3 Éducation à la citoyenneté démocratique


L’éducation à la citoyenneté démocratique vise à rendre la personne consciente de ses droits et de ses obligations vis-à-vis autrui et la collectivité en général. Elle suggère également que, dans son rôle de former des personnes autonomes, l'école prépare à l'exercice d'une citoyenneté active par le développement de l'esprit critique et l’écoute de l’autre. Cette éducation invite à la maîtrise de compétences permettant d'exprimer la capacité de défendre et de promouvoir les valeurs démocratiques et les droits de la personne à l'intérieur de l'établissement scolaire comme dans la société en général, de se préparer à participer activement au fonctionnement des institutions démocratiques, de faire preuve de solidarité sociale, de compréhension internationale et interculturelle. Cette éducation renvoie aussi à la connaissance des règles de la vie commune, à la compréhension des relations que les personnes entretiennent entre elles et avec l'environnement, à l'influence des médias dans le processus de construction de re-présentions de la vie en société. Elle fait également place à l'histoire des idées et des rapports entre États, peuples et nations. Elle s'inscrit dans une dynamique d'inclusion sociale faisant de ses contenus et de ses activités un lieu de rencontre et de partage des valeurs de la démocratie, de la paix et des droits de l’homme.
Les travaux portant sur les approches d'éducation à la citoyenneté sont nombreux et diversifiés. Ce qui importe également de signaler, c'est la tendance observée à décloisonner cette éducation en l'intégrant le plus possible dans l'ensemble des activités éducatives. Jusqu'à il n'y a pas longtemps, il s'agissait d'inscrire au programme d'études des cours d'"instruction civique" puis, par la suite, d'éducation civique. Les disciplines porteuses de cette formation étaient généralement limitées à l'histoire et à la géographie. Ces cours ont longtemps été presque uniquement des moyens d'alphabétisation institutionnelle, c'est-à-dire qu'ils se centraient sur la connaissance des institutions politiques et administratives ainsi que de leur fonctionnement, des lois et des constitutions nationales, surtout. Bien que cette approche ne soit pas sans intérêt pour ce qui est du développement de l’esprit civique et du sens de la territorialité, il convient par ailleurs de mentionner que de plus en plus, l'éducation à la citoyenneté recouvre un champ beaucoup plus large de savoirs, d'attitudes et de comportements à acquérir. C'est ainsi que des nouveaux programmes d’éducation à la citoyenneté tendent à investir à la fois les domaines des connaissances formelles, de l'éducation aux valeurs ainsi que des liens transversaux à établir entre ces dimensions de l'apprentissage et la vie scolaire en général. Dès lors, cette éducation invite à transcender les frontières nationales pour aborder l’émergence de nouvelles formes de citoyenneté basées sur d’autres repères identitaires tels ceux, par exemple, de citoyenneté européenne et de citoyens du monde.

- 5.4 Éducation à la paix

Si "Il est scientifiquement incorrect de dire que la guerre ou toute autre forme de comportement violent soit génétiquement programmé dans la nature humaine" (18) , que les conflits sont des constructions sociales, alors il est possible d’"élever l’homme", à ériger dans son esprit les défenses de la paix par l’éducation : "moins de fusils, plus de crayons", s’employait à répéter le fondateur de l’École instrument de paix, Jacques Mühlethaler.

La paix est donc possible si on apprend à l’enfant à réguler ses comportements en partageant et en respectant les principes, les règles et les valeurs qui permettent la résolution pacifique des conflits et qui privilégient la négociation et le dialogue plutôt que la confrontation. Les recherches qui traitent de la violence à l’école semblent indiquer, d’après Véronique Truchot, que les établissements scolaires qui sont le plus aux prises avec ce phénomène, sont des écoles où la parole ne circule pas ou ne circule plus. Ce n’est pas par hasard, d’ajouter V. Truchot, si les politiques de prévention de la violence en milieu scolaire préconisent la mise en place de "lieux de participation et de dialogue devant favoriser une éducation par l’expérience, mais aussi améliorer le climat des classes et des établissements (19).

Dans son Programme cadre de L’"Éducation pour la paix" l’Unesco énonce les principes suivants :

1. chaque membre de la société doit respecter les valeurs inhérentes au bonheur de l’homme, telles que la justice, la liberté, la responsabilité, l’égalité, la dignité, la sécurité, la démocratie et la solidarité ;
2. il peut devenir un participant actif dans la communauté locale [et au sein de la société en général], s’engager à favoriser l’harmonie à l’échelle mondiale et accepter la diversité de l’humanité ;
3. il doit agir sur le plan individuel et sur le plan communautaire pour protéger la planète afin de garantir aux générations futures le droit à un avenir durable.

Pour appliquer ces principes, nous dit l’Unesco, il faut d’abord reconnaître que les relations pacifiques sont indispensables à tous les niveaux : personnel, familial, communautaire, interculturel et mondial. Selon le Programme cadre, tous les peuples devront donc, grâce à l’éducation, acquérir des connaissances et des compétences particulières qui influeront sur le comportement des individus et des groupes. Le Programme cadre servira de modèle aux programmes d’enseignement formel et informel de l’école. Ce faisant, l’"Éducation pour la paix " doit envahir tous les aspects de la vie scolaire, en impliquant les apprenants, les enseignants et les administrateurs. Elle dépassera le cadre scolaire pour embrasser la société toute entière(20).

L'une des caractéristiques de l'éducation à la paix est sans doute sa faculté de s'intégrer de manière transversale dans les différents cursus. Cette éducation influe ainsi sur toutes les matières enseignées et sur les autres domaines de connaissances et d'expériences. Celles-ci prennent toute leur signification du fait que l'éducation à la paix peut toucher de très près la vie quotidienne de chacun..

- 5.5 Éducation aux droits de l’homme

L’éducation aux droits de l’homme fait appel à la notion de droits. Ceux-ci, souligne Yves Lador, ont un contenu précis, qui fait référence à un corpus national et international de notions codifiées dans les lois nationales et les traités internationaux. Dans toute éducation aux droits de l’homme, ces éléments doivent être pris en considération. Ce sont eux qui donnent sens et spécificité à cette éducation (21).

Toute personne est sujet de droit. Ce statut est ainsi celui de tous les membres d'une communauté scolaire. Il fonde la relation avec l’Autre et les institutions. L'éducation aux droits de l'homme rappelle que le processus d'apprentissage doit permettre aux élèves de comprendre leur qualité de citoyen en la cultivant déjà dans l'école et d’apprendre à vivre ensemble dans une société démocratique (22).

L’éducation aux droits de l’homme à l’école suppose que le climat qui y règne soit propice à son développement. Elle suggère également que les enseignants en maîtrisent bien l’intention et les repères juridiques. Comme l’écrit Monique Prindezis, une éducation qui ferait simplement allusion aux grands principes moraux sans présenter leur traduction dans les normes juridiques et des instruments d’application, ne pourrait être considérée comme une éducation aux droits de l’homme. La connaissance des textes garantissant les droits et les usages que l’on peut en faire est un élément fondamental d’une éducation aux droits de l’homme (23). C’est dans cette perspective que les ministres de l’éducation décidèrent, lors de la quarante-quatrième session de la Conférence internationale de l’éducation, en 1994, à développer leurs efforts en vue de mettre les instruments internationaux reconnus dans le domaine des droits de l’homme à la disposition de toutes les institutions éducatives. La même année, les Nations Unies proclamaient la Décennie de l’éducation aux droits de l’homme, qui vise à construire une culture universelle des droits de l’homme par la formation, la sensibilisation et la diffusion de l’information en matière de droits de l’homme.

Les droits de l’homme font appel à de multiples concepts qui justifient une approche pédagogique pluridisciplinaire (24). Ainsi en est-il de la dignité de la personne humaine, de l’égalité devant la loi, de la responsabilité individuelle et collective, de la liberté d'expression et d'association, etc. Ce sont autant de références qui cherchent à dire notre place dans l'histoire comme dans la vie de tous les jours, dans nos activités scientifiques et littéraires comme dans l'expression artistique ou la vie associative. L'apprentissage de ces concepts permet la construction d'un langage commun, indispensable pour poser les bases d'une discussion fondée sur la réciprocité.

La compréhension de concepts relatifs aux droits de la personne ne doit cependant pas s'apparenter à une entreprise d'abstraction. Les droits humains s'apprennent dans la pratique et visent à éveiller l'esprit critique. Cette compréhension suppose aussi la capacité de comprendre les représentations culturelles diverses auxquelles donne lieu l'analyse de concepts (25).

- 5.6 Formation des maîtres

La formation et la préparation des jeunes à leur insertion réussie dans la société dépend dans une très large mesure de la qualité de la formation qu'ils auront reçue. À cet égard, comme le souligne la Commission internationale de l'Unesco sur l'éducation pour le vingt et unième siècle, "pour améliorer la qualité de l'éducation, il faut d'abord améliorer le recrutement, la formation, le statut social et les conditions de travail des enseignants, car ceux-ci ne pourront répondre à ce qu'on s'attend d'eux que s'ils ont les connaissances et les compétences, les qualités personnelles, les possibilités professionnelles et la motivation voulue."
(26)Les membres de cette Commission, présidée par Jacques Delors, ajoutent que le monde dans son ensemble évolue aujourd'hui si rapidement que les enseignants, comme les membres de la plupart des autres professions, doivent désormais admettre que leur formation initiale ne leur suffira pas pour le restant de leur vie: il leur faudra, tout au long de leur existence, actualiser et perfectionner leurs connaissances et leurs techniques. C'est ce que l'Organisation pour la coopération et de développement économique (OCDE) appelle le renforcement des bases de l'apprentissage à vie.
Lors de la 45e Conférence internationale de l'éducation de l'Unesco tenue, en 1996, sous le thème du "renforcement du rôle des enseignants dans un monde en changement", de nouveaux défis problématiques furent l'objet d'une attention particulière. Au nombre de ceux-ci, signalons particulièrement la connaissance et l'intégration dans l'enseignement des enjeux mondiaux. Cette approche de l’éducation s’apparente à la notion d’éducation internationale telle que définie par l'Unesco dans la Recommandation sur l'éducation pour la compréhension, la coopération et la paix internationales et l'éducation relative aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales adoptée par ses États membres en 1974. Comme l'indique le chapitre de cet instrument international consacré à la signification des termes, le mot éducation désigne un processus global par lequel peut être rendu possible la prise en compte indivisible des grands enjeux contemporains. Et l'on retrouvera ce même fil conducteur, notamment dans une recommandation et une déclaration émanant respectivement du Bureau international d’éducation et de la Conférence internationale de l'Unesco sur l'éducation (27). Dans ces textes, on notera cette invitation à intégrer les enjeux de la vie contemporaine dans les contenus de formation initiale et continue des enseignants.

Dans ces textes, on notera cette invitation à intégrer les enjeux de la vie contemporaine dans les contenus de formation initiale et continue des enseignants.
Un peu partout dans le monde, les réformes scolaires en cours proposent des modifications aux contenus de l'enseignement. Pour les enseignants déjà en exercice, la maîtrise de nouveaux contenus curriculaires laisse supposer une nécessaire mise à jour des compétences acquises par une formation continue appropriée: " Les enseignants en exercice devraient se voir offrir régulièrement l'occasion de se perfectionner grâce à des session de travail en groupe et des stages de formation continue", insiste-t-on (28). Les enseignants, écrit-on dans le Rapport Delors, sont donc aussi concernés par cet impératif d'actualisation des connaissances et des compétences. Leur vie professionnelle doit être aménagée de telle sorte qu'ils soient en mesure, voire qu'ils aient l'obligation, de perfectionner leur art et de bénéficier d'expériences menées au sein de diverses sphères de la vie économique, sociale et culturelle (29).Et il est permis de supposer que des aspects importants des réformes en cours influeront sensiblement sur la formation des enseignants bien qu'on ait observé que, dans certains contextes, la mise à jour des compétences n'entraînaît pas toujours des changements réels quant à la qualité et à l'efficacité des services éducatifs (30). Pour pallier cette difficulté, des auteurs recommandent de prendre en considération la réalité des contextes variés dans lesquels oeuvrent concrètement les enseignants et ce, en vue de faire correspondre le mieux possibles l'acquisition de nouvelles compétences aux caractéristiques de l'environnement scolaire (31). Mais les nouveaux enjeux relatifs à la qualification ne commandent pas uniquement une prise en considération des besoins locaux, mais également un approfondissement pour l'ensemble des enseignants de nouvelles méthodes qui permettent de développer une vue d'ensemble des nouveaux défis éducatifs par le biais, par exemple, des compétences transversales et d'une approche transdisciplinaire de l'enseignement. À ce sujet, il semble qu'un certain nombre d'obstacles -qui semblent tenir parfois de la résistance des enseignants eux-mêmes au changement- devront être levés. Et c'est d'abord en amont que la question se poserait: " La formation des formateurs est le problème le plus redoutable de l'enseignement transdisciplinaire", souligne-t-on (32).

Au cloisonnement disciplinaire dont la formation initiale et continue des enseignants a longtemps été l’objet, il conviendrait d’y privilégier davantage une approche qui puisse favoriser une lecture transversale des enjeux, l’analyse de la complexité et l’intégration des apprentissages dans l’acte d’enseigner. À cet égard, une formation des enseignants à l’éducation aux droits de l’homme, à la paix et à la citoyenneté démocratique n’est pas réductible à une seule matière scolaire ni à un seul champ d’activités scolaires bien circonscrit. Elle s’inscrit plus largement dans cet ensemble complexe des représentations que l’humain se fait de son semblable et des relations qu’il construit avec lui au fil du temps. Ce qu’il nous faut, écrivait déjà Jean Piaget, en 1931, c’est une attitude intellectuelle et morale nouvelle, faite de compréhension et de coopération, qui sans sortir du relatif atteigne l’objectivité par la mise en relation des points de vue particuliers eux-mêmes(33).

- 5.7 Indicateurs


Les système éducatifs se dotent d’indicateurs divers pour en évaluer les performances, permettre un état des lieux ainsi que des comparaisons. Il est admis que la construction de bons indicateurs, garants de fiabilité, sont des sources indispensables pour évaluer des états de situations à un moment donné, comme le taux de fréquentation et de réussite scolaire, par exemple, et de pouvoir prendre des mesures appropriées en vue d’en augmenter la progression, là où la situation est jugée problématique.


Selon Paul Hunt (34), la communauté internationale devra retenir quelques indicateurs clés du droit à l'éducation, parmi lesquels : ° la part en pourcentage des dépenses consacrées aux établissements d'enseignement dans le PIB; ° le montant des dépenses annuelles par élève/étudiant dans l'enseignement primaire, secondaire et supérieur; ° le taux d'alphabétisation. L’auteur précise que dans la mesure où les dispositions du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et celles de la Convention relative aux droits de l'enfant se recoupent, il faudrait que le Comité des droits économiques, sociaux et culturels et le Comité des droits de l'enfant utilisent les mêmes indicateurs clés du droit à l'éducation. Bien entendu, ajoute-t-il, du fait des différences de libellé entre les divers instruments relatifs aux droits de l'homme, certains indicateurs peuvent ne pas s'appliquer dans tous les cas. En ce qui concerne les institutions spécialisées, le droit à l'éducation relève du mandat de plusieurs d'entre elles, comme on l'a vu ci-dessus. Ainsi, en vue d'identifier des indicateurs relatifs à l'éducation, une collaboration entre les institutions compétentes est hautement souhaitable. Enfin, Paul Hunt écrit que le fait de tenter de définir des indicateurs clés du droit à l'éducation revient en un sens à convenir d'un nouveau vocabulaire de base pour parler des droits de l'homme. Si chaque organe conventionnel formule des indicateurs différents en matière d'éducation, une importante occasion d'élaborer un nouveau langage commun particulièrement utile dans le contexte des droits économiques, sociaux et culturels aura été manquée. Cette terminologie de base doit allier cohérence et simplicité, faute de quoi il sera difficile d'en généraliser l'emploi.

On peut aussi avoir recours à des indicateurs qualitatifs qui permettent d’évaluer des situations d’apprentissage en classe. Par exemple, dans le domaine du vivre ensemble, des indicateurs de stratégies préventives et de remédiation peuvent être développés utilement (35). . Dans le premier cas, il s’agirait, par exemple, d’apprécier la qualité de l’aménagement intérieur de la classe et les attitudes de l’enseignant qui favorisent le travail coopératif et la bonne entente [ce qui s’apparente à l’approche Child Friendly de l’Unicef (36); dans le second, il s’agirait de favoriser la prise de parole des élèves et d’avoir recours à moyens et techniques de résolution de conflits qui tiennent compte des droits et des obligations de tous.

- 5.8 Innovation

Selon des spécialistes de la formation en enseignement innover, ce serait le fait d’introduire quelque chose de nouveau, dans un contexte donné. Les milieux éducatifs les plus sains, écrit-on, sont souvent les plus novateurs; ils suivent de plus près les interactions entre enseignantes ou enseignants et élèves et ont tendance à essayer de les modifier afin qu'elles servent le mieux possible leur objectif d'enseignement. Ce sont des milieux doués d'une "adaptabilité élevée", plus réceptifs aux idées pédagogiques nouvelles. Ils tendent à croître, à se développer et à changer au lieu de se borner à observer la routine et la norme, particulièrement devant la manifestation d'un symptôme de problème. Plutôt que de fuir celui-ci, les éducatrices et éducateurs de tels milieux ont tendance à chercher à diminuer l'écart entre la situation observée et la situation souhaitée et à chercher des solutions nouvelles. Et pour ce faire, ils possèdent une aptitude à identifier et à résoudre ces problèmes de façon durable, au prix d'une dépense minimale d'énergie(37).

Le concept d’innovation s’oppose à celui de rigidité. La résistance au changement empêche l’expérimentation de nouvelles pratiques éducatives. Des contenus d’enseignement trop normatifs interdisent l’adaptation de l’enseignement à la diversité des situations d’apprentissage. L’innovation remet en question le conformisme pédagogique qui réduit l’acte d’enseigner à des automatismes et à des schémas préconçus illustrant ce que doivent être les "bonnes méthodes". L’innovation nécessite de la flexibilité et fait davantage place à la vie des jeunes dans les établissements d’éducation (38). Et l’innovation serait de plus en plus présente dans les écoles où le savoir sort de son sanctuaire, est relativisé et où ce qui est recherché est de posséder des attitudes mentales et sociales susceptibles de juger, de raisonner et de savoir séparer la fausseté de vérités à travailler (39).

Dans le domaine de l’éducation aux droits de l’homme, à la paix et à la citoyenneté démocratique, l’innovation s’inscrit non pas seulement dans un processus d’apprentissage formel, mais dans une démarche active de socialisation politique. Nombre d’expériences positives à cet égard ont été réalisées un peu partout dans le monde, comme en témoignent, notamment, deux publications récentes (40).

- 5. 9 Politiques éducatives

On peut attribuer à la notion de politique éducative le sens d’une orientation par l’État des finalités, des objectifs et des contenus de son système éducatif. Ces politiques peuvent concerner plusieurs secteurs : l’éducation préscolaire et l’enseignement primaire et secondaire ; la formation des adultes et l’éducation permanente ; la formation universitaire et continue des enseignants ; etc.

La mise en œuvre des nouvelles politiques éducatives soulève, par ailleurs, la question des inégalités. Pour Lynn Davies (41), par exemple, une réforme du curriculum dans tel pays dont les écoles sont inégalement approvisionnées en ressources aura peu d'effet en termes d'équité si cette même réforme ne s'accompagne pas d'une redistribution des argents de manière à soutenir davantage les milieux défavorisés. Pour Davies, les tensions et les ambiguïtés observées résultant des réformes éducatives peuvent être analysées sous l'angle des droits de l'homme et des enjeux pour la démocratie. À cet égard, poursuit-elle, il faut noter que les enjeux majeurs tournent autour des tensions opposant centralisation et décentralisation, offre et demande, discrimination et non-discrimination. Dans plusieurs cas, ajoute-t-elle, les populations sont écartées des décisions à prendre. Toujours est-il que pour les fins de l'analyse, l’auteure propose que l’on qualifie les réformes en cours de "progressistes" ou de "régressives" à partir des critères comparés et présentés dans le tableau qui suit.

RÉFORMES
POSITIVES/PROGRESSISTES
NÉGATIVES/RÉGRESSIVES
Compétences à acquérir
Bonnes conditions d'apprentissage accessibles à tous
Insistance sur la mesure des apprentissages; évacuation d'enjeux sociaux et des droits de l'homme
Autonomie financière de l'établissement
Démocratie participative des usagers
Compétition entre les établissements.Sélection/élimination des élèves. Absence de pouvoir des communautés locales
Reddition des comptes
Transparence; délégation d'autorité;partage équitable des ressources
Surveillance; pouvoirs occultes des autorités
Responsabilisation des acteurs
Plus grande participation de la communauté
Inégalités entre familles, savoir et pouvoir, hommes et femmes
Rendement
Redistribution équitable des ressources
Secondarisation des enfants et des écoles défavorisés
Décentralisation de la prise de décision
Droits et besoins de la communauté pris en compte
Ignorance de droits de catégories vulnérables
Curriculum national
Meilleure équité pour tous
Négation de l'autonomie professionnelle des enseignants et des caractéristiques particulières des élèves

Pour Louis Legrand (42), c’est la tâche ingrate et nécessaire de la réflexion politique sur le système éducatif que de mettre en lumière les tensions et les dysfonctionnements en suscitant la réflexion, voire la contestation, et en suggérant d’hypothétiques solutions. Ces dernières, ajoute-t-il, verront peut-être un jour leur réalisation par la force latente des évolutions d’infrastructures. Elles rappelleront, en tout cas, souligne-t-il, les nécessités éthiques à poursuivre, sans lesquelles une politique risque de n’être qu’une gestion à la petite semaine. Le sort de l’homme de demain vaut certainement de s’intéresser à de nécessaires utopies, de conclure l’observateur.

Le grand objectif mondial des politiques éducatives se doit d’assurer à tous le droit à l’éducation. L’article 26 de la DUDH et l’article 13 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels affirment ce droit à l’éducation pour toute personne indépendamment de son âge. La Convention relative aux droits de l’enfant, entrée en vigueur le 2 septembre 1990, stipule, en son article 28, que les États parties reconnaissent le droit spécifique de l’enfant à l’éducation.

Il ressort également que les politiques de l’éducation se doivent aussi d’assurer la qualité des contenus de l’éducation, à la lumière des objectifs visés par l’Organisation des Nations Unies : l’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et du sens de sa dignité et renforcer le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En outre, cette l’éducation doit mettre toute personne en mesure de jouer un rôle utile dans une société libre, favoriser la compréhension, la tolérance et l’amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux, ethniques ou religieux et encourager le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix.

VI. Conclusion

Ces quelques éléments de réflexion seront proposés aux membres du réseau de l’EIP en tant que matériaux devant faire l’objet de discussions et de formations. L’établissement de liens entre les pratiques de terrain et la recherche théorique sera privilégié de manière à favoriser au maximum la coopération entre les intéressés.

La mise sur pied de cet observatoire est une entreprise qui devra se développer dans un esprit pragmatique. L’avancement des travaux dépendra pour beaucoup des moyens dont l’EIP pourra disposer, notamment aux plans de la logistique et du financement.

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