Le soldat est prêt à tuer pour une raison ou pour une autre, car son éducation d’abord, puis la voix de sa hiérarchie militaire ensuite l’ont persuadé du bien-fondé et de la nécessité d’éliminer son semblable pour une cause dite « juste ». L’injonction est très ancienne et sa récurrence en fait un des scénarios le plus tristement célèbre de l’histoire des civilisations.
Sous l’Empire romain, écrit Jean Flori, les chrétiens se montrèrent bons citoyens tout en refusant de servir par les armes. Les écrits d’Origène, de Tertullien ou d’Hippolyte de Rome en témoignent. Ainsi, rapporte-t-on, un soldat peut devenir chrétien s’il s’engage à ne pas tuer, même sur ordre de ses chefs. Mais un chrétien, en revanche, ne doit pas se faire soldat. Si ce dernier passe outre, on devra l’exclure de l’Église en tant qu’assemblée des fidèles.
Le début du 4e siècle de notre ère marqua une rupture avec l’approche chrétienne de la non-violence. L’empereur Constantin, converti au christianisme, fait du service militaire un devoir de chrétien. Le sabre et le goupillon feront désormais cause commune. Cette alliance, ajoute J. Pictet, conduisit l'autorité ecclésiastique à légitimer la guerre. Mais cela troubla nombre d'esprits de l'époque. Devant ces scrupules, saint Augustin formula une théorie destinée à calmer les consciences : « c'est la fameuse et funeste doctrine de la guerre juste ». J. Pictet en explique le raisonnement : l'ordre naturel est un reflet de l'ordre divin. Le souverain légitime a le pouvoir d'établir et de maintenir cet ordre. Comme la fin justifie les moyens, d'ajouter l'auteur, les actes de guerre commis pour la cause du souverain perdent tout caractère de péché. Cette guerre est déclarée juste, elle est voulue par Dieu. L'adversaire est dès lors, écrit J. Pictet, l'ennemi de Dieu et il ne saurait faire qu'une guerre injuste.
De nos jours, la « guerre juste » demeure-t-elle légitime ? Oui, répond le Catéchisme de l'Église catholique, approuvé par le pape Jean-Paul II en juin 1992. Dans ce vade-mecum de la foi catholique, le recours à l'ancienne doctrine de la guerre dite juste est soumis, par ailleurs, à des « conditions rigoureuses de légitimité morale » et au jugement prudentiel de ceux qui ont la charge du bien commun. Le Vatican dénonce par ailleurs, sans toutefois la condamner formellement, l'accumulation des armes sur laquelle s'appuie la doctrine de la dissuasion « qui appelle de sévères réserves morales ». Le service militaire se voit légitimé et sont considérés comme des serviteurs de la sécurité et de la liberté des peuples ceux qui se vouent au service de la patrie, car « s'ils s'acquittent correctement de leur tâche, ils concourent vraiment au bien commun de la nation et au maintien de la paix ». Les objecteurs de conscience sont l'objet d'une certaine bienveillance « tout en demeurant tenus de servir sous une autre forme la communauté humaine ».
La « guerre juste » continue de faire des adeptes, entre autres chez un certain nombre d’intellectuels étatsuniens. Inspirés d’un sursaut patriotique après les événements de septembre 2001, ils publièrent dans leur mouvance un manifeste « Pour quoi nous nous battons. Lettre d’Amérique ». Se réclamant du révérend Martin Luther King quitte à en déformer les propos, soutenant que « L'idée de "guerre juste" s'enracine dans maintes traditions morales laïques et religieuses du monde », affirmant la supériorité du référentiel éthique occidental, ces intellectuels concluent que la raison morale universelle, également nommée loi morale naturelle, peut et doit s'appliquer à la guerre. Comme argument d’autorité, l’on ne fait pas mieux. Mais l’opposition à cette croisade impériale « juste » a par ailleurs du mal à se faire entendre, ce qui fait le jeu de tous les fanatiques et autres kamikazes dont la vision étriquée et assassine de la justice se nourrit du mépris que l’autre leur témoigne.
Illustration : Tyr, Dieu de la guerre juste dans la Mythologie scandinave.
http://acoeuretacris.centerblog.net/rub-mythologie-scandinave-.html
Références
Fiori, Jean. (2006). « L’esprit des croisades ». In : Pyrénées magazine, spécial Cathares, p.25.
Pictet, Jean, (1983). « Développement et principes du droit international humanitaire ». Institut Henry-Dunant. Genève et Paris : Éditions A. Pedone, 119 pages.
Sur les origines chrétiennes de la guerre juste, voir en particulier les pages 20 à 23. Ouvrage disponible au CICR à Genève. Voir également: Haggenmacher, Pierre. « Guerre juste et guerre régulière dans la doctrine espagnole du XVIe », Revue internationale de la Croix-Rouge, septembre-octobre 1992, no. 797, pp. 450-462.
Catéchisme de l'Église catholique. Paris : Mame/Plon. 1992. Voir la partie intitulée « La sauvegarde de la paix », pp. 470-473.
« What we are fighting for. A letter from America ». Institute for american values. February 2002. http://www.americanvalues.org/html/wwff.html
Le Monde. (2002). « Lettre d’Amérique, les raisons d’un combat ». 14 février.
La version française in extenso de la Lettre : http://www.voltairenet.org/article9840.html