L'école et les valeurs démocratiques

Tiré de: Valeurs démocratiques et finalités éducatives Collection Thématique n°4, Centre international de formation à l’enseignement des droits de l’homme et de la paix (cifedhop), Genève, 1996.

Par Véronique Truchot

(Photo UNICEF)

La place
de la parole

La formation des citoyennes et des citoyens actifs et responsables, conscients d'appartenir à la "communauté humaine" est un long processus au cours duquel interviennent plusieurs éléments. Le premier concerne la place et le pouvoir accordés à la parole des élèves. Cette parole, les élèves doivent pouvoir l'utiliser entre eux en vue d'élaborer une réflexion collective. Pour que cette démarche exigeante devienne objet d'apprentissage, elle doit revêtir un sens pour eux. Bien qu'inscrite dans un article de la Convention relative aux droits de l'enfant [16] , la prise en considération de la parole de l'élève est loin d'être effective. Dans quasiment toutes les écoles, l'espace et le temps sont encadrés, gérés, administrés par les seules instances décisionnelles que sont l'administration et la direction de l'école; les journaux étudiants — quand il y en a — sont surveillés de près, voire censurés; l'affichage est réglementé, etc. L'analyse que fait Marc Gourlé, dans ce numéro de Thématique, des règlements scolaires, nous montre combien nous sommes encore loin d'une véritable éducation à la démocratie, y compris dans les pays qui prévoient des "dispositifs" pour que les élèves participent aux décisions. Dans la majorité des établissements, nous dit C.R. Escoubés, l'application relève de la parodie: ®  Les élections sont bâclées et les délégués sont considérés comme quantité négligeable. Ils ne peuvent pas s'exprimer, ou bien leur parole est tournée en dérision, ou encore, plus perfidement, on les encourage à la délation envers les " brebis galeuses " de la classe. La procédure qui permet aux délégués de participer aux conseils de classe consacre " l'absence d'acte-pouvoir collectif des élèves dans l'établissement " en n'octroyant à ceux-ci qu'une forme caricaturale de représentation délégative ¯  [17] . Cette manipulation fait reposer l'autorité sur des faux-semblants, voire sur la force. Cette absence instituée de pouvoir des élèves, les amène à mettre en doute les valeurs et le bien-fondé des comportements des adultes de l'école et de ce fait, leur autorité. Et la violence, comme moyen de se faire respecter, trouve dans ce modèle de l'autorité, sinon une légitimité, du moins une justification. Haut de page

L'absence de pouvoir
de la société civile

Tant que la structure existante du pouvoir n'est pas menacée, l'école ouvre volontiers ses portes. Mais, à l'instar des élèves, les membres de la société civile — notamment les parents — ne voient pas, la plupart du temps, leur parole prise en considération. Là encore, la structure du pouvoir impose ses limites à la démocratie. Malgré l'accent mis ces dernière années sur l'importance du partenariat dans l'élaboration du projet éducatif des écoles, les structures de participation des parents, comme celles prévues pour les élèves, sont le plus souvent des simulacres de démocratie. Consultés pour la forme sur des décisions déjà prises, les parents éprouvent un sentiment d'impuissance vis-à-vis de l'école et, découragés, ils s'en remettent aux mains de quelques représentants- alibis élus pour la forme.

On doit cependant reconnaître qu'à certains endroits, la législation scolaire prévoit la mise en place de structures de participation[18] . Il est donc permis d'espérer qu'avec le temps et la détermination, le fonctionnement autoritaire — et dans bien des cas autoritariste — des établissements scolaires, sera progressivement remplacé par une gestion de type coopératif. Le défi est de taille quand on sait qu'aucun changement n'est possible sans une transformation du système de pouvoir [19] et que les obstacles que nous avons soulignés sont alimentés par l'attrait qu'exerce celui-ci à des fins personnelles. Cette volonté des dirigeants de l'école de le conserver rend périlleuse et, dans certains cas, impossible, toute participation réelle des membres de la société civile.

Affirmons que la démocratie doit se constituer " en système de pouvoir fondé sur l'illégitimité de tout fondement autoritaire "[20] . Issue d'une longue tradition, la dynamique autoritaire de l'institution scolaire semble incompatible avec cette affirmation. C'est là le paradoxe d'une démocratie qui "vise à créer un type de citoyen dont la gestation est subordonnée à l'existence préalable de celui-ci ". [21] Haut de page

Voies
possibles d'action

La pédagogie
coopérative

Même si la parole des élèves n'est que rarement prise en compte dans les décisions qui touchent la vie de l'école, on doit cependant admettre que, depuis les années '60, des efforts ont progressivement été consentis afin de valoriser les démarches éducatives qui font appel à une plus grande implication des élèves. Ces orientations ont permis à des enseignants d'expérimenter des approches coopératives — souvent inspirées de la pédagogie de Célestin Freinet — et qui mettent de l'avant le travail en équipe et l'entraide. Ainsi, des conseils d'élèves sont mis en place pour favoriser les échanges autour de problèmes rencontrés, inciter à la résolution pacifique des conflits et participer aux décisions ayant trait aux règles de vie dans la classe. La prise en compte de la parole des élèves, la fréquence des réunions et le fonctionnement des conseils varient toutefois d'une classe à l'autre en fonction de l'enseignant ou de l'enseignante qui reste, néanmoins, dépositaire du pouvoir. Quand l'enseignant ou l'enseignante réussit à instaurer dans la classe un climat de confiance et de respect et que tous les élèves peuvent participer aux décisions, ces pratiques pédagogiques sont propres à favoriser l’autonomie des élèves, de même qu'à développer chez eux un sentiment d'appartenance au groupe—classe. Le fait de pouvoir s'exprimer et d'être écouté dans une communauté à laquelle on appartient constituent des conditions fondamentales à l'exercice de la citoyenneté et l'on peut se réjouir de voir ces approches pédagogiques privilégiées par bon nombre d’enseignants. On doit cependant rester vigilant et éviter de reléguer les connaissances au second plan, car l'école a à former des personnes capables de comprendre les enjeux sociaux et d'impulser les changements nécessaires dans l'intérêt de la communauté humaine. Haut de page

La formation
des enseignants

Une attention particulière doit être accordée aux connaissances, dont on sait qu'elles ne cessent de se multiplier et de se complexifier. Dans ce contexte, l'enseignant est appelé à maîtriser des approches interdisciplinaires relatives aux enjeux mondiaux et à disposer de méthodes qui permettent de comprendre et d'analyser la complexité du savoir, notamment, en regard des droits de l'homme.

Il convient également que les enseignants soient familiarisés à des approches pédagogiques propres à éduquer à la démocratie. Cela suppose que celles-ci soient cohérentes avec les valeurs promues et qu'elles suscitent chez les enseignants le désir d'innover en matière de pédagogie, sans tomber dans le piège du "pédagogisme", qui consisterait à vider de tout contenu les méthodes dites actives. Les approches de type coopératif telles la pédagogie de la conscientisation issue de l'éducation populaire, la pédagogie institutionnelle [22] et la pédagogie du projet [23] —pour ne citer que celles-ciproposent des pistes prometteuses.

Le phénomène des communications et le traitement de l'information devraient également être pris en compte dans la formation des enseignants. L'évolution des technologies a bouleversé nos repères et les médias de masse occupent désormais une place de choix dans la vie quotidienne. D'aucuns voient dans ces nouvelles technologies l'émergence d'une culture mondiale. La prolifération des sources d'information appelle, par ailleurs, à beaucoup de vigilance. Le danger est grand de voir se profiler une pensée unique faisant office de pseudo-culture mondiale. Dans cette optique, l'éducation aux médias devrait faire l'objet d'une attention particulière  [24] et la formation de l'esprit critique une préoccupation constante.

Dans les sociétés en redéfinition permanente, la formation des enseignants devrait se poursuivre tout au long de la carrière. Mais cette démarche ne peut venir que de la personne elle-même. Il faut compter sur l'engagement de chacun. Haut de page

L'engagement
des acteurs

Il est aujourd'hui reconnu que la collaboration des différents partenaires éducatifs influe significativement sur les chances de réussite scolaire et sociale des enfants. Cette collaboration représente l'élément essentiel de toute démarche de prévention et de lutte contre l'exclusion dans la mesure où elle est proactive et concertée [25] .

Si les exemples de collaboration entre l'école et la communauté sont encore trop peu nombreux, ils ont par ailleurs déjà fait la preuve que l'implication de la société civile dans la vie scolaire était un moyen privilégié pour amener les individus à se solidariser et à contribuer activement à la vie démocratique. Mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres et, dans bien des cas, les relations entre la société civile et l'école tiennent de l'artifice. Ce constat souvent, hélas, facile à faire ne doit pas conduire au découragement, mais plutôt inviter à la patience et à la détermination. L'expérience enseigne que la persévérance porte ses fruits et que si ces derniers peuvent sembler des petites choses, ils marquent des pas en avant incontestables. Les analyses de la mécanique du pouvoir révèlent combien sont importants les détails: ® _techniques minutieuses toujours, souvent infimes, mais qui ont leur importance puisqu'elles définissent un certain mode d'investissement politique du corps, une nouvelle "microphysique" du pouvoir "[26]  [ 26] .Haut de page

Prospectives

C'est sur fond de crise et d'urgence que se développe aujourd'hui une volonté de plus en plus affirmée de faire de l'école un instrument de la démocratie. Au cœur d'un conflit entre les valeurs fondatrices de la démocratie et celles que préconise l'économie de marché, l'école a perdu ses repères. Par ailleurs, l'appel à la démocratie scolaire se heurte à une forte résistance chez ceux qui ne sont pas prêts à partager le pouvoir que leur confère leur position sociale. Ayant perdu toute légitimité, l'autorité se fait autoritaire, interdisant du même coup aux élèves l'apprentissage de la liberté et de la responsabilité.

On peut toutefois se réjouir de l'existence d'instruments internationaux tels que la Convention relative aux droits de l'enfant dont on peut s'inspirer pour promouvoir l'éducation à la démocratie dans les écoles. De même, il peut être utile de s'inspirer d'autres textes internationaux [27] qui, bien que n'ayant pas de caractère contraignant, peuvent être des outils de référence pour éduquer à la démocratie et aux droits de l'homme dans une société multiculturelle.

A partir de méthodes et de contenus interdisciplinaires axés sur des problèmes concrets tels que la non application des droits de l'homme, l'école sera en mesure d'apporter aux élèves les connaissances qui lui permettront de comprendre les problèmes majeurs de l'humanité, de développer leur esprit critique: " La compréhension et l'expérience vécue des droits de l'homme sont, pour les jeunes, un élément important de la préparation à la vie dans une société démocratique et pluraliste. C'est une partie de l'éducation sociale et politique, qui englobe la compréhension interculturelle et internationale. " [28] .

Les obstacles sont nombreux et on peut se demander comment défendre une démocratie pour laquelle l'école n'a préparé aucun démocrate ? Peut-être en commençant par mettre de l'avant " Les véritables intérêts des peuples et l'incompatibilité de ces intérêts avec ceux des groupes qui monopolisent le pouvoir économique et politique, pratiquent l'exploitation et fomentent la guerre"[29] . Il n'existe pas de solution toute faite, mais une réponse en devenir à laquelle chacun doit pouvoir participer; une construction lente et patiente, faisant appel à la réflexion et à l'esprit critique. Haut de page

© cifedhop, Genève, juin 1996 Tous droits réservés

ISBN 2-97900094-0-4

 

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