Désobéir

Par Normand Baillargeon

Dans le questionnaire de Proust, on nous demande quel est le fait

militaire pour lequel on a le plus d'admiration. Romain Gary répondit,

paraît-il: la désertion.

Il m'est cher, Gary, comme me sont souvent précieux ceux qui osent

désobéir. Mais il va de soi que la préférence subjective ne saurait en

aucun cas constituer une base d'évaluation de la légitimité de certains

actes et qu'il faut autre chose pour légitimer le fait d'en passer par

le refus d'obéir. Le problème de la désobéissance civile se présente

d'abord ainsi. Comme dans le cas de la liberté d'expression, on gagne,

selon moi, à l'envisager à partir de cas qui ne nous sont pas

sympathiques. C'est ainsi que pour ma part quand je pense à la liberté

d'expression, je pense à l'expression d'idées que je déteste; de même,

quand je pense à la désobéissance civile, je pense à son utilisation

pour promouvoir des causes que j'ai en horreur. Car il est trop facile

d'être pour la liberté d'expression d'idées avec lesquelles on est

d'accord ou en faveur du recours à la désobéissance civile dans le cas

de causes auxquelles on adhère.

Dans cette perspective, il me semble que les problèmes suscités par la

liberté d'expression se résolvent presque dans tous les cas par encore

plus de liberté d'expression. Mais le problème de la désobéissance

civile est plus difficile et il se laisse pas résoudre ainsi: on ne peut

pas dire que les problèmes posés par le désobéissance civile vont se

résoudre par plus de désobéissance civile. Un philosophe du droit a posé

comme il convient ce problème: 3 nous devons éviter les raccourcis

tentants. Si la désobéissance civile est un des traits caractéristiques

de notre vie politique, ce n'est pas parce que certains seraient

méchants et d'autres vertueux [...]. C'est parce que nous pouvons

manifester un désaccord, parfois profond, à la manière dont des

personnes autonomes et animées d'un sens aigu de la justice peuvent

manifester leur désaccord sur des questions très graves de morale

collective et de stratégie politique2 (Une question de principe, PUF)

La désobéissance civile et la réflexion sur la désobéissance civile ont,

comme chacun sait, une longue histoire - d'Antigone et Socrate à Gandhi

et King. S'y nouent des problèmes philosophiques redoutables, de deux

ordres et intimement liés: sa définition; sa justification. Pour faire

court, disons que les critères les plus courants veulent, par exemple:

que l'on emploie la résistance passive; que l'événement soit publicisé

et annoncé d'avance et que les autorités soient informées; que le but de

l'action soit d'assurer le respect par la collectivité et ses instances

d'un principe de justice fondamental; que les moyens légaux aient été

utilisés sans succès; que ceux qui y prennent part acceptent pour

eux-mêmes les conséquences prévisibles de leurs actes.

***

Vous aurez compris qu'il s'agit ici d'un enjeu politique réel, important

et difficile. D'autant que vous savez, comme tout le monde, que l'on

doit énormément à la désobéissance civile: rien qu'en ce siècle, pensons

au mouvement des droits civiques des Noirs aux États Unis; à

l'efficacité du Satyagraha de Gandhi en Inde; à lutte contre la guerre

du Vietnam. Mais vous savez aussi que la préférence subjective qu'on

peut avoir pour certaines causes n'est pas concluante et vous avez

sagement conclu qu'il serait chouette d'avoir un critère formel,

métajuridique si j'ose dire, qui permettrait qu'on puisse, en certains

cas exceptionnels, rendre possible et justifié le recours (sérieux et

légitime) à la désobéissance civile. Dworkin, que j'ai cité, jette

là-dessus quelques éclairages intéressants, à défaut d'être concluants

absolument.

Mais trêve de philo: vous m'avez vu venir avec mes gros sabots. Le

procès des membres de l'organisation Salami est en cours. Ils sont 86

personnes, dont une se défend seule et avec beaucoup d'humour, si j'ai

bien compris. Leur défense en est une de nécessité civique: il était

nécessaire d'agir comme ils l'ont fait au nom de certaines valeurs

chères à la collectivité et il n'y avait pas d'autre moyen de procéder.

Le juge, me dit-on, a accepté de l'entendre, sans que cela signifie

qu'il l'acceptera. On sera bientôt fixé à cet égard, vraisemblablement

aujourd'hui même.

J'attend le jugement avec impatience et curiosité. Le sujet est

important, à plus d'un titre. L'AMI contre lequel ces citoyens se sont

battus était une calamité et il était bel et bien négocié en secret.

L'enjeu était réel et sérieux.

***

À la fin de son procès, on demanda à Socrate, qu'on condamnait à mort,

de fixer lui-même sa peine. J'ai fait mon devoir, dit-il, qu'on me

nourrisse au Prytanée. Il réclamait ainsi qu'on lui accorde une sorte de

rente, ce coquin!

Prison ou amende pour les gens de Salami? Je pense, avec d'autres, qu'on

leur doit des remerciements.