Dans le questionnaire de Proust, on nous demande quel est le fait
militaire pour lequel on a le plus d'admiration. Romain Gary répondit,
paraît-il: la désertion.
Il m'est cher, Gary, comme me sont souvent précieux ceux qui osent
désobéir. Mais il va de soi que la préférence subjective ne saurait en
aucun cas constituer une base d'évaluation de la légitimité de certains
actes et qu'il faut autre chose pour légitimer le fait d'en passer par
le refus d'obéir. Le problème de la désobéissance civile se présente
d'abord ainsi. Comme dans le cas de la liberté d'expression, on gagne,
selon moi, à l'envisager à partir de cas qui ne nous sont pas
sympathiques. C'est ainsi que pour ma part quand je pense à la liberté
d'expression, je pense à l'expression d'idées que je déteste; de même,
quand je pense à la désobéissance civile, je pense à son utilisation
pour promouvoir des causes que j'ai en horreur. Car il est trop facile
d'être pour la liberté d'expression d'idées avec lesquelles on est
d'accord ou en faveur du recours à la désobéissance civile dans le cas
de causes auxquelles on adhère.
Dans cette perspective, il me semble que les problèmes suscités par la
liberté d'expression se résolvent presque dans tous les cas par encore
plus de liberté d'expression. Mais le problème de la désobéissance
civile est plus difficile et il se laisse pas résoudre ainsi: on ne peut
pas dire que les problèmes posés par le désobéissance civile vont se
résoudre par plus de désobéissance civile. Un philosophe du droit a posé
comme il convient ce problème: 3 nous devons éviter les raccourcis
tentants. Si la désobéissance civile est un des traits caractéristiques
de notre vie politique, ce n'est pas parce que certains seraient
méchants et d'autres vertueux [...]. C'est parce que nous pouvons
manifester un désaccord, parfois profond, à la manière dont des
personnes autonomes et animées d'un sens aigu de la justice peuvent
manifester leur désaccord sur des questions très graves de morale
collective et de stratégie politique2 (Une question de principe, PUF)
La désobéissance civile et la réflexion sur la désobéissance civile ont,
et King. S'y nouent des problèmes philosophiques redoutables, de deux
ordres et intimement liés: sa définition; sa justification. Pour faire
court, disons que les critères les plus courants veulent, par exemple:
que l'on emploie la résistance passive; que l'événement soit publicisé
et annoncé d'avance et que les autorités soient informées; que le but de
l'action soit d'assurer le respect par la collectivité et ses instances
d'un principe de justice fondamental; que les moyens légaux aient été
utilisés sans succès; que ceux qui y prennent part acceptent pour
eux-mêmes les conséquences prévisibles de leurs actes.
***
Vous aurez compris qu'il s'agit ici d'un enjeu politique réel, important
et difficile. D'autant que vous savez, comme tout le monde, que l'on
doit énormément à la désobéissance civile: rien qu'en ce siècle, pensons
au mouvement des droits civiques des Noirs aux États Unis; à
l'efficacité du Satyagraha de Gandhi en Inde; à lutte contre la guerre
du Vietnam. Mais vous savez aussi que la préférence subjective qu'on
peut avoir pour certaines causes n'est pas concluante et vous avez
sagement conclu qu'il serait chouette d'avoir un critère formel,
métajuridique si j'ose dire, qui permettrait qu'on puisse, en certains
cas exceptionnels, rendre possible et justifié le recours (sérieux et
légitime) à la désobéissance civile. Dworkin, que j'ai cité, jette
là-dessus quelques éclairages intéressants, à défaut d'être concluants
absolument.
Mais trêve de philo: vous m'avez vu venir avec mes gros sabots. Le
procès des membres de l'organisation Salami est en cours. Ils sont 86
personnes, dont une se défend seule et avec beaucoup d'humour, si j'ai
bien compris. Leur défense en est une de nécessité civique: il était
nécessaire d'agir comme ils l'ont fait au nom de certaines valeurs
chères à la collectivité et il n'y avait pas d'autre moyen de procéder.
Le juge, me dit-on, a accepté de l'entendre, sans que cela signifie
qu'il l'acceptera. On sera bientôt fixé à cet égard, vraisemblablement
aujourd'hui même.
J'attend le jugement avec impatience et curiosité. Le sujet est
important, à plus d'un titre. L'AMI contre lequel ces citoyens se sont
battus était une calamité et il était bel et bien négocié en secret.
L'enjeu était réel et sérieux.
***
À la fin de son procès, on demanda à Socrate, qu'on condamnait à mort,
de fixer lui-même sa peine. J'ai fait mon devoir, dit-il, qu'on me
nourrisse au Prytanée. Il réclamait ainsi qu'on lui accorde une sorte de
rente, ce coquin!
Prison ou amende pour les gens de Salami? Je pense, avec d'autres, qu'on
leur doit des remerciements.